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Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres, par Gérard Leray

Gerard leray.jpgL'intitulé du dernier livre de l'historien Gérard Leray porte un titre explicite " Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres" (EM Editions). Dans une période cruciale, terrible, le préfet d'Eure-et-Loir est constamment sur la brèche. Il résiste d'emblée aux exigences nazies et deviendra le héros de la Résistance que l'on sait. Une ombre apparaît pourtant dans le portrait minutieux réalisé par Gérard Leray. Jean Moulin (comme Maurice Viollette) a mis en oeuvre le recensement des juifs du département. Gérard Leray livre les faits tels qu'ils sont. Et les replace dans le contexte de l'époque en évitant tout anachronisme, le « péché irrémissible » de l'historien condamné par Lucien Febvre et tous les membres de la profession. 

Pascal Hébert, remarquable chroniqueur d'ouvrages sur le blog "Cactus", a donné une recension très précise du livre de "Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres". Cet ouvrage de 263 pages vient de paraître chez EM Editions. Son prix est modique: 19 €. Pascal Hébert a assorti cette recension d'un entretien avec l'auteur, Gérard Leray. Nous le reproduisons intégralement ci-dessous avec leur aimable autorisation. 

Quelle image aviez-vous de Jean Moulin avant de vous pencher sur sa vie en tant que préfet d’Eure-et-Loir durant les premiers mois de l’Occupation ?
Jean Moulin a toujours été pour moi une référence républicaine remarquable. Quand j’étais enfant, ma première représentation de sa personne ne fut pas son célébrissime portrait photographique avec écharpe et feutre, mais le monument minéral érigé en bordure de la préfecture de Chartres : le poing serré sur le pommeau d’un glaive brisé. Le symbole de la Résistance martyrisée. Avec l’âge adulte et l’expérience de la recherche historique, j’ai appris à mettre de la distance avec les « héros », quête de vérité oblige. Trouvez-moi un humain parfait et je me prosternerai devant lui. Ce qui ne risque pas d’arriver ! Ceci dit, mon admiration pour le parcours de vie de Jean Moulin demeure.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette partie de la vie de Jean Moulin à Chartres ?
Il y a une dizaine d’années, ma connaissance du personnage était encore relativement modeste. J’étais focalisé sur le mystère de son arrestation à Caluire. Évidemment, je connaissais très bien son acte de résistance dans la nuit du 17 au 18 juin 1940 à Chartres, son refus de signer un document – indigne -, rédigé par les Allemands, qui accusait des soldats africains de l’armée française d’avoir massacré des civils. C’est la rédaction de la biographie de Charles Porte (Gérard Leray, Charles Porte, le flic de Jean Moulin, Ella éditions, 2015), commissaire de police à Chartres entre 1939 et 1943, proche de Moulin, qui m’a vraiment fait découvrir ce dernier durant son séjour en Eure-et-Loir.
Puis, en 2017, ma rencontre avec un historien local, Yves Bernard, le découvreur aux Archives nationales des documents révélant l’implication de la préfecture d’Eure-et-Loir dans le recensement des juifs à l’automne 1940, a décidé de mon investissement total pendant trois ans sur ce sujet. Au principal, je me suis fixé l’objectif de rendre justice à ce chercheur exemplaire, qui a souffert qu’on néglige ses travaux. Tout cela, je le raconte évidemment dans mon livre.

Comment avez-vous mené vos recherches ?
D’abord, j’ai vérifié les pistes d’Yves Bernard qui, en outre, m’a ouvert sa documentation très riche. Ensuite, j’ai travaillé à l’antenne de Pierrefitte-sur-Seine des Archives nationales, aux Archives départementales (AD) d’Eure-et-Loir à Chartres. J’ai également été en lien avec les AD des 48 autres départements de l’ancienne zone occupée, consulté archivistes et historiens. J’ai également éclusé l’essentiel de la littérature historique sur Jean Moulin, dont l’œuvre monumentale réalisée par Daniel Cordier. Tout cela a duré trois ans, écriture incluse.

Qu’avez-vous concrètement découvert ?
Ce que voit concrètement Jean Moulin, lui qui n’a pas fui dans la débâcle : une société française en sidération, accablée, écrasée par les difficultés matérielles, économiques et sociales provoquées par la défaire militaire ; un pouvoir civil effondré et dominé par la lâcheté, des garde-fous progressistes qui cèdent, un antisémitisme viscéral libéré des contraintes morales ; la mise en place d’une sorte de terreur blanche et cléricale par les éternels battus du suffrage universel républicain. C’était il y a quatre-vingts ans. C’était hier.

Moulin_Leray.jpgAvez-vous été surpris par l’attitude de Jean Moulin au cours de ces 129 jours ?
Au fil de mes investigations, j’ai évolué dans mon jugement personnel sur le personnage. Jean Moulin était un préfet omniprésent, perpétuellement sur la brèche, en binôme avec Jean Decote, son fidèle chef de cabinet. Il assumait ses actes. Au sujet de la liste du recensement des juifs, un autre que lui aurait peut-être « refilé la patate chaude » – pardonnez l’expression – à son successeur… Il ne l’a pas fait. Est-ce bien ou mal ? Je me refuse à trancher. Ce n’est pas mon rôle d’historien.

Comment expliquez-vous que Jean Moulin réponde à des ordres que l’on peut considérer aujourd’hui comme indignes ?
Vous abordez un point essentiel, celui de l’anachronisme, une véritable plaie en histoire. Si nous connaissons parfaitement aujourd’hui le sort abominable réservé aux juifs par les nazis, en revanche, en 1940, personne ne savait rien, y compris Moulin, de la politique d’extermination à venir, à partir de l’été 1941, dans les territoires conquis sur l’URSS, puis à partir de la mi-1942 dans l’Europe occidentale occupée.
Replaçons-nous impérativement dans le contexte de l’automne 1940 où il ne s’agissait que de dresser des listes. Or, l’administration préfectorale française d’avant-guerre était habituée du genre : listes de réfugiés espagnols, de dissidents communistes, etc.
J’ajoute que Jean Moulin était légaliste. Il respecta à la lettre l’article 3 de la convention d’armistice qui exigeait des fonctionnaires français leur obéissance aux injonctions allemandes.

Pourquoi, à votre avis, n’a-t-il pas démissionné de son poste ?
Je l’écris dans mon livre : démissionner ne fait partie de l’ADN de Jean Moulin. Il est un grand seigneur. Il réagit avec un code d’honneur infiniment respectable : il est le capitaine d’un navire – le département d’Eure-et-Loir -, en pleine tempête. Pas question de l’abandonner. Alors, il fait au mieux, avec ses faibles moyens humains et matériels. Il proteste contre les abus commis par l’occupant, notamment pour les réquisitions, il demande régulièrement des précisions aux ordres de Vichy, ce qui a pour effet mécanique de retarder leur exécution, mais est obligé de s’incliner toujours.

Que penser également de l’attitude du franc-maçon Maurice Viollette, sous-préfet de Dreux intérimaire, fournissant la liste des juifs de son arrondissement au préfet Moulin ?
J’ai interrogé Françoise Gaspard, ex-maire de Dreux, sociologue et biographe de Viollette. Elle ignorait cette affaire des listes de juifs et j’ai en mémoire son « C’est pas possible ! ». Viollette et Moulin étaient grands amis. Le sous-préfet intérimaire Maurice Viollette aura simplement obéi aux ordres, comme tout fonctionnaire. À ce propos, un chapitre entier de mon livre est consacré au rôle joué par les subordonnés directs de Jean Moulin.

Pourquoi aucun livre avant le vôtre n’a été consacré à cette affaire du recensement des juifs pendant que Jean Moulin était préfet à Chartres, puisque l’on sait que plusieurs historiens étaient au courant depuis 1999 ?
Je suppose que c’est un manque de courage. Je vais vous faire une confidence, j’ai proposé mon tapuscrit à deux éditeurs parisiens spécialisés en histoire contemporaine. L’un des deux m’a indiqué clairement les quatre raisons de son refus : « Votre travail est trop universitaire (sous-entendu pas assez grand public), cette liste de juifs est la seule tache dans une vie exemplaire, les médias vont mal réagir, le livre risque d’être récupéré par l’extrême droite… Vous l’aurez compris, le sujet est considéré par eux comme trop sensible.

Avez-vous le sentiment avec ce livre d’écorner l’image de Jean Moulin ?
Sincèrement non. Mais je sais que des gens vont me reprocher de vouloir tuer l’idole, de commettre un crime de lèse-majesté. Ce qui est profondément ridicule. Mon propos sur Jean Moulin est argumenté et mesuré. Mais la vie est ainsi faite. Je suis prêt à répondre à mes détracteurs avec détermination, parce que j’ai la conscience tranquille, parce que mon travail est basé sur les principes de la recherche scientifique.

Avez-vous pu contacter Daniel Cordier sur ce sujet ?
Non, mais Daniel Cordier est parfaitement au courant de ce sujet depuis 1999 et sa position exposée dans mon livre est honnête. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui en 2014 par téléphone au sujet de Charles Porte, qu’il avait rencontré à Paris en 1943 et qu’il considérait à l’époque comme un danger pour la Résistance tellement ce méridional était « grande gueule ».
Daniel Cordier est assurément malheureux à cause de cette affaire du recensement des juifs. Parce qu’il est un homme vénérable, et surtout exquis, je veux absolument le préserver contre toute polémique.

Toute vérité est-elle bonne à dire dans une société dominée par le politiquement correct ?
Je vais vous répondre brutalement : le politiquement correct est un cancer. Une vraie démocratie ne peut pas, ne doit pas s’interdire de rechercher la Vérité, y compris lorsque celle-ci se révèle être une « inaccessible étoile ». Pour s’en rapprocher, un impératif s’impose : le débat autour du sujet compliqué doit se dérouler entre gens intelligents et respectueux les uns des autres. Je rêve peut-être…

Propos recueillis par Pascal Hébert

Histoire populaire de l'Eure-et-Loir

Le Cercle Condorcet-Viollette propose en ligne l'Histoire populaire de l'Eure-et-Loir 

cercles_condorcet_RVB_couleur.jpgLes Cercles Condorcet sont affiliés à la Ligue de l'enseignement. Mouvement d'éducation populaire laïque, la Ligue est une confédération réunissant des Fédérations départementales, dont celle d'Eure et Loir.  La Ligue est aussi un mouvement d'idées. Les initiatives des Cercles sont accompagnés par une édition "Cercles Condorcet" sur Médiapart. La Ligue anime également une édition "Laïcité". 

 

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