La question du rapport entre laïcité et alimentation n’émerge qu’à l’occasion de décisions municipales concernant la proposition dans les cantines de « menus de substitution ». Or cette question est beaucoup plus profonde et plus ample. Elle touche à l’identité culturelle et concerne évidemment chacun dans ses choix culinaires quotidiens.
Le marché du halal en France est estimé à 5,5 milliards d’euros. Soit autant que les marchés de la pizza ou du bio. Pour ce qui est du marché du casher, c’est le Bureau des affaires agricoles de l’ambassade des États-Unis à Paris qui propose une estimation : 380 millions d’euros. Si ces chiffres sont parfois discutés, c’est l’ordre de grandeur qui nous intéresse ici. Il est important et en expansion. Les deux marchés progresseraient d’environ 15 % par an, même s’il est bien évident que toutes les personnes se définissant comme musulmanes ou juives ne suivent pas les prescriptions alimentaires des deux religions.
Face à ces faits massifs, trois questions précises se posent aux militants laïques. La première est celle de la taxe religieuse que les collectivités locales et les associations laïque proposant de la restauration collective ne doivent pas acquitter. La deuxième est celle de l’étiquetage de la viande provenant d’animaux abattus sans étourdissement. La liberté de conscience de chaque citoyen exigeant que celui-ci aie droit à l’information sur la nourriture qu’on lui propose. La troisième question est celle du contrôle de la dérogation accordée à l’abattage rituel, indument et trop largement utilisée par nombre d’abattoirs.
La taxe d’abattage
Des représentants des cultes se chargent des procédures d’exécution, de certification, de contrôle des produits et des procédures des abattoirs jusque dans les commerces et les restaurants. Dans chaque pays le contrôle de la cacherout est organisé. En France le Consistoire de Paris joue le rôle principal. Son tribunal, le « Beth Din », appose son label KBDP (Casher Beth Din de Paris). Depuis les années 90, la grande mosquée de Paris, la mosquée d'Évry et la mosquée de Lyon sont agréées pour habiliter des sacrificateurs. Des organismes de certification se sont créés et se sont multipliés. La question de la taxe rétribuant la certification est posée. Son montant varie de 0,10 € et 1 € par kilo. La certification casher, ayant mis sur pied une organisation importante, est la plus coûteuse. Le montant global de cette redevance versée par les abattoirs aux organismes de certification (halal et casher confondus) approcherait des 50 millions d’euros par an. Elle constitue la moitié du budget du Consistoire de Paris. Elle est très diversement répartie entre les divers organismes de certification musulmans. Sa perception est devenue un enjeu de pouvoir.
Exemples de logos Halal et Casher
Cette taxe ne doit pas être payée par les collectivités locales et les associations laïques. Elles ont en conséquence élaboré une organisation de la restauration collective ouverte à tous grâce à la diversité des menus. Le terme de « menu de substitution » n’est pas pertinent. Cette organisation respecte le principe laïque de non subventionnement des cultes, par obligation légale pour les premières, par choix politique voire philosophique pour les secondes. Elles ne recourent pas aux filières halal et casher pour ne pas financer un culte. La mise en œuvre concrète de ces dispositions fait l’objet d’une brochure publiée en juillet 2016 par la Ligue de l’enseignement « Laïcité et restauration collective des enfants et des jeunes ». Les mêmes dispositions se retrouvent dans le "Vade-mecum Laïcité" publié par l’Association des maires de France (AMF) en novembre 2015.
Etiquetage : le droit à l’information
Depuis 2014 les animaux domestiques sont reconnus comme des « êtres vivants doués de sensibilité » dans le Code civil. C’était depuis longtemps le cas dans le Code rural et dans le Code pénal. L’intérêt croissant porté à la souffrance animale se traduit par des actions concrètes (contre la castration à vif des jeunes porcs ou la chasse à courre) et des revendications précises. L’une des principales porte sur le fonctionnement des abattoirs. Une commission d’enquête parlementaire a été constituée en mars 2016. La question spécifique de l’abattage rituel est reconnue comme légitime. Elle est soulevée depuis des années par toutes les associations de défense des animaux, en particulier l'Oeuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs (OABA). Celle-ci est la seule à disposer d’un pouvoir d’inspection dans ces lieux.
Photo prise par l'association www.occupyforanimals.net
En 2011 huit organisations de protection des animaux se sont réunies pour lancer une campagne d’information et exiger un étiquetage. A l’image des actions du Collectif Ethique sur étiquette en faveur du respect des droits humains, ces associations veulent une information des consommateurs. Ceux-ci sont des citoyens qui ont le droit de choisir la viande qu’ils consomment en connaissance de cause. A ce jour les étiquettes des viandes bovines et ovines peuvent comporter le nom du morceau, le poids, le prix au kilo, le prix net, la date d’emballage, la date limite de consommation, le numéro de lot, le lieu d’abattage, le numéro d’agrément de l’établissement de découpe, le lieu de naissance, le lieu d’élevage. Mais toujours pas le mode d’abattage. Une simple mention est demandée « Viande provenant d’animaux abattus avec étourdissement ». Ce droit à la transparence fait partie de la liberté de conscience des personnes qui se donnent des devoirs à l’égard des animaux.
La dérogation religieuse et ses abus
Quelle est la réglementation applicable ? En Suède, en Norvège, en Suisse, au Lettonie, en Islande… l’étourdissement est une obligation générale. Il n’y a pas de dérogation. La réglementation européenne (à caractère non obligatoire pour les pays membres) reprend cette obligation, tout en accordant une dérogation pour l’abattage rituel. Les mêmes dispositions (obligation d’étourdissement avec dérogation) existent en France, inscrites dans l’article R 214 du Code rural. Un problème est constamment évoqué par les associations. La dérogation accordée est devenue disproportionnée : l’abattage sans étourdissement se présentant selon le mode rituel halal et casher excède très largement la consommation par les pratiquants des deux religions concernées. Un décret du 28 décembre 2011 impose pourtant aux abattoirs autorisés à mettre en œuvre cette dérogation « un système d'enregistrements permettant de vérifier que l'usage de la dérogation correspond à des commandes commerciales qui le nécessitent ».
Cet état de fait est reconnu par le Comité permanent de coordination des inspections (COPERCI) en 2005. Pour une consommation « religieuse » évaluée à 7 % de la production, 80 % des ovins, 20 % des bovins et 20 % des volailles sont abattus sans étourdissement. Et ce calcul est revu à la hausse à deux reprises. Une enquête du Ministère de l’Agriculture effectuée en 2007 fait état d’une proportion d’animaux abattus en mode rituel dans toute la France de 32 %. Selon un audit confidentiel rédigé par des experts et hauts fonctionnaires du Ministère de l’Agriculture remis en novembre 2011, rendu public par « Le Point » le 07 Mars 2012, 40% des bovins, 58% des ovins, 26% des veaux et 22% des caprins ont été abattus en mode rituel, soit 51% des animaux. La dérogation tend à devenir la règle, les raisons économiques tentant de se justifier par les raisons religieuses. Le décret du 28 décembre 2011 doit être appliqué.
Vers un débat public
Au-delà de la foire d’empoigne sur internet, devenue de plus en plus délirante voire raciste, et des articles à géométrie variable des grands médias, un débat public est devenu nécessaire. Parmi les participants à ce débat se trouvent bien sûr les associations religieuses, mais aussi les associations laïques, les chercheurs en sciences humaines comme en biologie, les industriels, les associations de protection des animaux, d’élus, de vétérinaires, le Ministère de l’Agriculture… Liste non limitative. L’enjeu n’est pas mince. Les conflits locaux, les controverses mal gérées, les arrière-pensées… foisonnent sur ce sujet. Il fait partie des fameux sujets qui fâchent, et qui, donc, doivent trouver des solutions concrètes grâce à des échanges rationnels. La paix civile se construit chaque jour. La laïcité en est une des principales garantes.
Charles Conte
Histoire populaire de l'Eure-et-Loir
Le Cercle Condorcet-Viollette propose en ligne l'Histoire populaire de l'Eure-et-Loir
Les Cercles Condorcet sont affiliés à la Ligue de l'enseignement. Mouvement d'éducation populaire laïque, la Ligue est une confédération réunissant des Fédérations départementales, dont celle d'Eure et Loir. La Ligue est aussi un mouvement d'idées. Les initiatives des Cercles sont accompagnés par une édition "Cercles Condorcet" sur Médiapart. La Ligue anime également une édition "Laïcité".